Plusieurs heures passées à arpenter le Web, de façon tantôt digressive, tantôt frénétique.
Devant mes yeux, sur le large rectangle rétroéclairé de mon poste de travail, quinze onglets ouverts qui m'agressent par leur simple existence : j'aime que les choses soient rangées, avoir le contrôle de mon espace, j'aime que les onglets soient en pleine taille et non pas réduits et compressés par leur surabondance, comme la file d'attente des toilettes pour dames d'un théâtre à l'entracte. Mais il arrive en crapahutant sur la toile que l'on se retrouve à voyager d'une page à l'autre en quête du précieux 'complément d'information' sans lequel on ne saisirait pas tous les détails d'un article quelconque, ou du non moins précieux 'avis contraire' indispensable à une couverture objective du sujet en question.
Bien souvent, cela commence avec Facebook. Truc poste un article qui happe l'oeil, Machin y appose un commentaire avisé, Bidule et Chose valident d'un pouce impérial et on réalise que l'on ne pourrait pas rejoindre les festivités, parce que l'on ne sait rien de rien sur le sujet. Alors parfois, dans un moment de grâce où la curiosité est éveillée, ou au contraire un moment de disgrâce où l'on s'ennuie comme un rat mort, on clique.
Article, pages Wiki, en moins de temps qu'il ne faut pour le dire et à force d'hyperliens, c'est une jungle épaisse qui a proliféré. "Tout ce savoir, accessible en quelques clics, quel bonheur!" me direz-vous. Mmh... Je le croyais aussi, dans cette parenthèse temporelle bénie et dorée qu'est l''avant'. Depuis, j'ai déchanté.
Autant une pile de livres, chacun soigneusement extrait des étagères d'une bibliothèque, a quelque chose d'enthousiasmant, de mystérieux et d'aventureux, autant son pendant numérique est une vision angoissante, une agression pour les sens et pour la projection mentale indispensable à toute plongée dans une entreprise de documentation : car que cache un onglet, dont un livre nous protège?
Il y a fort à parier qu'une fois le livre ouvert, on y trouvera un contenu modeste, non pas dans sa teneur, mais dans sa composition : un texte, d'éventuelles images, en rapport avec le point sur lequel on est en train de se documenter qu'il soit exact ou non, jamais totalement étranger, quelques ressources bibliographiques. Point.
A contrario, l'archée de l'onglet est dangereusement vaste. D'un sujet Alpha, on risque à chaque instant le saut de puce vers les trente cinq couvertures répétitives du même sujet, plagiées avec plus ou moins d'élégance orthographique aux quatre coins du Web, on risque aussi de dévier vers le sujet Oméga qui n'a rien à voir avec le potage, ou encore les recettes miraculeuses pour une cure de détox, voire la collection complète des Tumbler qui ne présentent que des GIFs animés de chatons mignons. Lorsque l'on possède une curiosité éclectique, que l'on est en phase de prise en mains de sa santé et que l'on aime les chatons mignons, on est vite dans la panade.
"Mais qu'a cela ne tienne", me direz-vous, "le temps libre permet de se cultiver, de travailler sur autre chose, suffit de le vouloir!", et je reconnais bien là votre nature optimiste qui s'exprime pour la deuxième fois aujourd'hui pour mon plus grand plaisir (quoi de plus charmant que cette belle interactivité entre nous?!)
Par contraste, je ne peux ignorer mon propre pessimisme croissant qui ne m'effraierait pas tant s'il m’était coutumier. Je ne peux ignorer le drapeau rouge qui tournoie devant moi: les onglets se sont démultipliés comme des Tribbles ou comme des pièces de cuivre sous le sortilège Gemino, mon comportement a donc changé. Quelque chose vient de fissurer les parois de la saine et gentillette psychorigidité qui, il y a quelques mois encore, n'aurait pas supporté ce début de chaos.
Enfin, je ne peux absolument pas ignorer ce simple fait: qu'est-ce que je fous sur ce coin d'internet alors que j'ai des livres à lire, des recherches d'emploi à poursuivre, des illustrations à exécuter, des nouvelles à écrire, des choses à dire, des gens à aimer?
...
Bref, tout cela pour dire qu'en consultant un article sur les conditions de travail dans le secteur tertiaire en période estivale, j'ai ripé vers le burn-out, puis le moins connu bore-out (et également sur un GIF animé de chat vraiment mignon...).
Je n'aime pas les diagnostics. Pour me les épargner, j'évite autant que possible tout ce qui peut y conduire: analyse médicale, examen, test... Je dois pourtant leur reconnaître la vertu du pouvoir d'estomper le temps présent de la culpabilité. Je vous laisse faire les recherches adéquates pour vous renseigner sur le bore-out (oui, internet suffira à vous éclairer, attention aux errances et digressions toutefois).
A la lecture de quelques articles, on prend la mesure de cette malédiction professionnelle, tant dans ses implications au niveau de l'individu que de la place croissante qu'elle prend dans la société.
Vitesse de croisière, émergence d'un problème, réflexion, résolution du problème, nouvelle vitesse de croisière : pour que l'esprit d'un être humain s’épanouisse, il faut soit que ce cycle se répète à l'infini, soit que la croisière le ravisse au plus haut point.
Parois, la croisière s'emballe, prend des allures de course d'endurance, de course contre la montre, ou encore de décathlon. On se bat sur un champ de bataille où l'ennemi semble jaillir d'un tonneau sans fond, on se bat contre des salves répétées qu'il faut savoir repousser avec une efficacité accrue, on se bat sur une multitude de fronts à la fois, jusqu'au craquage, jusqu'au burn-out. C'est vilain un burn-out, vraiment vilain, mais il y a de la vie dans ces virevoltes effrénées, de la noblesse dans l'acharnement, de la beauté dans l'épuisement.
A contrario, une croisière dont la durée s'étale, s'étale, s'étale, dans un marécage clos auquel on s'est acclimaté presque instantanément et qui n'a plus aucune surprise à vous offrir...
Le cerveau se délite.
La perception de l'avenir se distend.
La confiance en soi et en son potentiel se dissout.
La capacité du métabolisme à s'envisager sur la durée est corrompue.
La mémoire à long terme devient gluante, la mémoire à court terme disparaît totalement.
L'enthousiasme n'existe plus que par à-coups davantage comparables à des sursauts hystériques qu'à la manifestation renouvelée d'un optimisme naturel.
Le bore-out est une catastrophe à l'échelle du groupe, à celle de l'élément, à celle de l'individu même extrait du contexte professionnel. Une catastrophe molle et insidieuse qui ne se manifeste pas immédiatement et lorsqu'elle parvient à tâtonner jusqu'aux projecteurs, c'est à coups de demi-sourires mécaniques amorcés devant un GIF animé de chaton mignon aussitôt vu, aussitôt oublié.
Le vice est dans les apparences (ne l'est-il pas souvent?). On pourrait croire qu'il y a du confort dans l'inactivité, que l'on confond à tort avec le repos et le fantasme légitime de ce dernier que formulent les personnes qui ne le connaissent pas sous sa forme forcée.
Mais on aurait faux: l'inactivité est un tourment, la liquéfaction intellectuelle, une torture.
On pourrait croire que cela plaît à la victime, de se plaindre, qu'elle tolère l'engourdissement justement parce qu'il lui permet de se triturer les neurones jusqu’à la ponte occasionnelle d'un billet d'humeur.
Mais on aurait faux: même ce billet ne peut se vanter d’être le fruit d'une humeur. Il n'y a pas d'humeur ici. Les mots sont factuels et dépassionnés. Et lorsque l'on réalise que l'on aurait aussi bien vécu sans le rédiger (c'est à dire aussi mal), la sonnette d'alarme est tirée. Et chanceux sont ceux qui, dans leur apathie, parviennent encore à l'entendre.
Du procès de l'infini potentiel procrastinatoire d'Internet au constat des ravages de l'ennui...ai-je digressé?
Pas si sûr.
Qui de la poule ou de l'oeuf...?
Bore-out vous avez dit?
Bore-out.
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